Né en 1902, Jean Painlevé a commencé des études de médecine puis d’histologie avant d’entrer dans un laboratoire de biologie à Roscoff. En 1924, un an avant son premier court métrage, L’œuf d’épinoche : de la fécondation à l’éclosion, il avait écrit un court texte intitulé « Drame néo-zoologique » pour la revue Surréalisme, lequel marque le début d’une créativité en lien avec le mouvement artistique d’avant-garde. Dans le même temps que l’œuf d’épinoche, il entreprend son premier film public, La pieuvre. Dans l’élan du mouvement surréaliste réclamant une nouvelle approche du vivant, Painlevé détaille, magnifié par l’agrandissement au microscope, le corps mouvant de la pieuvre. Et son « œil ouvert, très humain », commente un carton. Dans le travail poétique des images comme dans le commentaire malicieux, souffle l’esprit du surréalisme.
Ainsi se construira au fil des 200 films réalisés jusqu’en 1982, « une œuvre qui, comme lui-même, se situe entre la science et le cinéma, entre le documentaire et la poésie, entre les spécialistes et le public large, et entre l’esprit de sérieux et l’humour pince-sans-rire » (Marie Bemme, Autoportrait du scientifique en artiste). Mais avec un seul et même objet principal: un monde d'animaux marins (crevettes, pieuvres, oursins, autres crustacés et mollusques.. ). Un bestiaire sidérant dont les mœurs bousculent les normes de nos sociétés humaines (hermaphrodites comme l’hippocampe, bisexuels comme l’acéra) ou qui en est un miroir grossissant (le vampire, métaphore du nazi) ou un juste miroir (la pieuvre, en fieffée dragueuse). Il filme les déplacements des animaux marins comme une chorégraphie, dans la lignée du travail d’Etienne-Jules Marey sur le mouvement. Une forme d’anthropomorphisme revendiqué par Painlevé. Un anthropomorphisme curieux qui aime frotter l’humain à l’image de ses cousins terrestres. Au point d’insérer dans le film Acéra ou le bal des sorcières une séquence subliminale d’une danse des voiles à la Loïe Fuller qui se mêle à celle du ballet de ces minuscules mollusques. Ou des images du Nosferatu de Murnau dans son court métrage, Le vampire.
Devant cet étonnant bestiaire en images, comment ne pas être frappé par la curiosité jubilatoire de Painlevé, qui révèle là, derrière ces formes étonnantes d’animalité, d’autres formes tout aussi étonnantes de l’humanité ? Le vertige nous prend devant cette étendue, offerte par son cinéma, des relations, des surgissements du vivant… Devant ses détracteurs, Painlevé avait eu ce magnifique cri provocateur : « La science est fiction »
Annick Peigné-Giuly
Quatre courts métrages de Jean Painlevé
Le Bernard l’Hermite de Jean Painlevé (123’, France, 1927)
À A partir de ce film, Painlevé s'oriente vers des films de comportement réel et expérimental. Il observe comment le bernard choisit une nouvelle coquille, comment il en expulse le locataire, comment il en évalue le poids, la profondeur : comportement réel. Pour le comportement expérimental, Painlevé place le bernard (...) devant une boule de liège plombée que le bernard va faire tourner entre ses pinces pour en trouver l'orifice, prétexte à une partie de football entre bernard-l'ermites qui irrita le public sérieux du cinéma scientifique. Comme dans la plupart des films de Painlevé le sérieux croise l'humour, et la science la musique : du Bellini, réinterprété par Maurice Jaubert.
LLe vampire de Jean Painlevé (9’, France 11945)
Avec Le Vampire, Jean Painlevé a réalisé un véritable microcosme des rites du sang en même temps qu'un saisissant document zoologique. Cette chauve-souris sanguinaire d'Amérique du Sud est à l'origine du mythe du vampirisme, et ce n'est pas sans raison que Painlevé fait précéder l'étude de l'animal d'un extrait du chef d'œuvre du cinéma vampirique : Nosferatu de F. W. Murnau (1922). Toute l'horreur que dégage cet animal confère au film quelque chose de fascinant : la cruauté, la barbarie du sujet est magnifiée par la musique que Painlevé a empruntée à Duke Ellington." (F. Porcile)
LLes amours de la pieuvre de Jean PPainlevé (14’, France, 1967)
CCe court métrage fait partie des films les plplus populaires de Jean Painlevé. Le ccommentaire, qui allie tournures littéraires et humour, est lu par Roger Clairval, dont le ton aappporte une touche de théâtralité et de comique. La musique fut spécialement composée par Pierre Henry.
AAcera ou le bal des sorcières de Jean PPainlevé (13’, France, 1972)
Les « aceras » sont de minuscules mollusques qui vivent et se nourrissent dans la vase et les algues. Le film est avant tout un film sur les danses des aceras, chorégraphies gracieuses et poétiques liées à la recherche d'un partenaire. Lorsque les danses ont lieu, elles gagnent de proche en proche chaque animal, qui peut se mouvoir grâce à un manteau autour du corps, telle une petite ccape. Telle une danse des voiles…
Samedi 17 octobre 10h00 au Palais des Congrès
LE 18ème CORSICA.DOC: UNE EDITION MAJEURE
Le cinéma est un art jeune, et c’est un regard neuf qu’il porte sur les animaux. Non pas celui qui fut celui de la peinture, empreint de religion, de mysticisme ou de mythologie. Non, c’est un regard profondément troublé que porte les cinéastes sur les « non-humains », prolongeant en cela les interrogations des jeunes philosophes d’aujourd’hui. C’est, modestement, que nous esquisserons cette histoire d’un rapport Homme/Animal par les films choisis ici, en écho aux tableaux du Palais Fesch d’Ajaccio.
Les films de la compétition, eux, ne témoigneront pas moins des graves questions qui traversent notre temps. La guerre, la famille, la vieillesse… les jeunes cinéastes font feu de tout bois pour réaliser de puissants gestes cinématographiques.
Une arche de Noé cinématographique
par Federico Rossin
« Si aujourd’hui nous n’observons plus les animaux, eux n’ont pas cessé de le faire. Ils nous regardent car nous avons, depuis la nuit des temps, vécu en leur compagnie. Ils ont nourri nos rêves, habité nos légendes et donné un sens à nos origines. Ils portent à la fois notre différence et la trace de ce que nous croyons avoir perdu. »
John Berger, Pourquoi regarder les animaux ?
Cette programmation est une traversée à la fois ludique, pensive et visionnaire autour de l'univers des animaux, elle interroge et réactive la relation entre l’homme et l’animal, le lien qui au fil de l’histoire se voit transformé par les nouveaux rapports de production du XX e siècle, réduisant l’animal à l’état de bête avant d’en faire un simple produit de consommation. Mais une nouvelle conscience de la relation entre nous et les animaux commence à émerger depuis quelques années. Et comme toujours le cinéma est un merveilleux miroir pour comprendre notre société par le prisme de son imaginaire et de son esthétique.
Le parcours des séances est une surprenante Arche de Noé cinématographique dans laquelle le public ajaccien pourra faire à la fois une expérience de découverte et de partage. Si Werner Herzog interroge radicalement notre anthropomorphisme dans son Grizzly Man (2005), Frederick Wiseman avec son Zoo (1993) nous plonge dans un microcosme animal reconstruit artificiellement, en miroir ironique et impitoyable de notre société. Barbet Schroeder, dans son Koko, le gorille qui parle (1978), dresse un portrait drôle et terrible de notre fantasme d'omnipotence scientifique et éthique sur le monde animal. Roberto Rossellini a réalisé India (1959) de manière expérimentale : le résultat est une éblouissante tentative de décrire la relation durable et fructueuse entre les hommes et les animaux (éléphants, tigres, singes), à travers une structure à épisodes imprégnée d'une profonde empathie: un film qui nous réconcilie avec la Terre Mère (Matri Bhumi) et nous met au même niveau que tous les êtres vivants.
La distance qui nous sépare des animaux
par Olivia Cooper-Hadjian
Les cinéastes ici cités prennent le parti d’adopter vis-à-vis de l’humain une distance à la mesure de celle qui nous sépare des autres animaux. Les bêtes y conservent tout leur mystère, et nous regagnons une partie du nôtre. Car n’est-il pas étrange d’envoyer des chiens dans l’espace ou d’imbriquer de minuscules insectes dans de grandes machines de pointe pour tenter de percer le secret de leur cognition, et peut-être de leur conscience ?
Si l’exploitation n’est pas absente de ces démarches, ces cinéastes la déjouent par leur geste et rétablissent un lien avec l’animal en se mettant physiquement à sa place : Elsa Kremser et Levin Peter suivent le parcours d’une meute de chiens errants, adoptant leur cadence, dans Space Dogs ; Maud Faivre et Marceau Boré montrent la solitude des insectes scrutés dans Modèle animal. Certains rapports sont plus ambigus, comme le montre Homing, où le dérèglement de l’environnement éveille un effort de réparation par des actes de soin.
Le respect qu’imposent les bêtes se mâtine d’envie, jusqu’à l’absurde : on s’imagine échapper à notre propre condition, en tentant d’imiter leurs talents musicaux dans Langue des oiseaux d’Érik Bullot, ou en s’identifiant à leur pouvoir de séduction dans Los que desean d’Elena López Riera.