L’œuvre de Naomi Kawase s’inscrit parfaitement dans cette belle thématique de « La Poésie documentaire » : délaissée par ses parents et élevée par ses grands-parents, Naomi Kawase réalise des œuvres fragiles et profondément autobiographiques, traversées par des thématiques liées à la disparition des êtres, à l’absence et à la recherche d’une identité perdue.
Il en résulte une poésie rare, abrupte, violente et mélancolique, jouant constamment avec les dispositifs filmiques grâce une caméra exposant les émotions de la cinéaste. Ce n’est plus un outil, mais bel et bien une extension quasi-organique et spirituelle des ressentis de la Japonaise.
Sur l’écran, elle affiche ses brûlures, ses joies, ses peines, son espoir et sa nostalgie d’une enfance et d’une adolescence difficile. C’est aussi son rapport au monde et à la nature, élément essentiel de la culture japonaise. Chez Naomi Kawase, la vie est un poème cinématographique, souvent douloureux, parcellé de moments de réel bonheur, comme l’accouchement de son enfant ou les moments privilégiés partagés avec sa grand-mère, personnage documentaire majestueux.(...)
Dans ses bras : le cinéma « Je »
Lorsqu’elle gagne la caméra d’or au festival de Cannes en 1997 pour Suzaku, Kawase a déjà tourné une quinzaine de films documentaires qui sont essentiellement des journaux intimes.
La cinéaste continue à œuvrer dans cette voie, l’acte de filmer lui étant vital. Erik Bullot parle d’elle comme faisant partie d’un tiers-cinéma, c’est à dire un cinéma qui est en marge de l’industrie cinématographique sans pour autant renoncer à des incursions dans celle-ci, réalisant des recherches formelles sans appartenir au milieu dit expérimental et surtout, jouant constamment, sur un plan stylistique et thématique, sur les frontières entre fiction et documentaire [2].
Le « Je » est l’essence même de son cinéma comme le démontre Dans ses bras (Ni Tsutsumarete, 1992). Dans ce film, Kawase part à la recherche de son père qui l’a abandonné enfant. Il s’agit d’un journal intime prenant la forme d’une enquête sur les origines de l’auteur. Le « Je » s’expose et se dévoile, dans un processus de réflexivité cinématographique qui a pour but de mettre en exergue la cinéaste matériau.
Une grande partie de l’œuvre documentaire de Naomi Kawase se fonde sur des archives personnelles, qui trouvent une résonance dans ses fictions – sous la forme d’un film de famille dans Suzaku.
Dans ses bras prend la forme d’une enquête où le document joue un rôle primordial : des vielles photographies, un registre de naissance, des adresses lues par Naomi Kawase et des témoignages de sa famille lui permettant de retrouver la trace de son père. L’utilisation de ces sources renvoie directement au processus de création d’une œuvre documentaire mais aussi à la vie de la cinéaste, qui est le matériau même de son film. Vincent Dieutre détermine que dans ses métrages, Kawase fixe les objets, comme si elle voulait les méduser [3].
Ce sont les plans des fleurs, du ciel et d’escargots. Cette fixation des objets, c’est prouver que le moment du tournage a bien eu lieu, comme l’atteste d’ailleurs les photos de l’enquête intime qui peuplent Dans ses bras. L’auteur se photographie en train de mener sa recherche, sa quête devenant une archive de sa vie.
Ce processus peut être rapproché d’Ulysse (1982) d’Agnès Varda (qui a d’ailleurs fait des études de photos comme Kawase). Dans une série de plans, la Japonaise met en rapport les lieux du film et les photographies tirées des albums de famille.
Ces dernières apparaissent à l’écran, tenues par les mains de la réalisatrice devant les endroits où elles ont été prises des années auparavant : les séquences ont été construites à partir de ces éléments de mémoire qui ont déterminé la personnalité de la cinéaste et la structure de son métrage.
Johan van der Keuken indique : « Ce qu’on documente au fond c’est une présence physique, non seulement celle de l’autre mais la mienne propre, c’est peut-être bien plus important de documenter le fait que l’on était là et comment.
» Kawase s’inscrit dans cette idée, ses œuvres étant des documents sur sa présence, avec une forme indiquant l’instabilité émotionnelle. Cela est signifié par l’aspect réflexif du bruit de la caméra dans lequel baignent ses documentaires.
Cette caméra est présente, on la sent, on l’entend, le son mécanique se confondant avec le souffle de la cinéaste. C’est aussi le visage de Kawase qui apparaît dans des miroirs, dans l’eau ainsi que son ombre qui plane constamment sur ses œuvres. Dans un entretien réalisé par Vincent Dieutre, ce dernier dit, en conversant avec la réalisatrice, « Filmer son ombre c’est une façon d’entrer… de se projeter dans le film, d’y exister.
» Elle explique : « Je cherche à laisser une trace dans ce monde et à faire coïncider ce désir avec ce moyen d’expression qu’est le cinéma. » Cela est lié à sa volonté de se prouver une existence, ce qui coïncide avec son inscription en tant que document de ses films. En 1926, Poudovkine écrivait que « le matériau brut du cinéma, c’est l’homme photographié. » On peut alors rapprocher cette phrase des tirages insérés par Kawase dans son métrage qui relèvent du photogramme. À la fin de Dans ses bras, la cinéaste réalise un montage de photos de sa vie qui deviennent les plans du métrage. Cette séquence renvoie toujours à cette idée de matériau brut travaillé par la réalisatrice en post-production pour donner forme à son film.(...)
Un « Je » qui s’offre au spectateur
Avec Dans ses bras, comme dans la plupart de ses films énoncés à la première personne, la cinéaste souhaite que nous partagions ses ressentis : elle se filme en train de boire un thé comme si la caméra était son œil ; elle met ses lunettes devant la caméra comme si l’appareil faisait corps avec elle. Il devient ainsi organique.
Cette volonté de Kawase de faire toucher le cœur de ses œuvres est métaphorisée par la présence de ses mains dans le plan. Elle dit vouloir faire entrer ses mains dans le cadre afin de contester la caméra qui est entre elle et ce qu’elle filme. Si la caméra subjective ne nous amène pas à être totalement projetés dans le film – idée impossible –, elle nous donne l’impression que la cinéaste nous projette au sein de ses sensations. (...) La cinéaste et le spectateur sont réunis dans une célébration du « Je ».
La vie de Naomi Kawase se continue hors-champ comme la rencontre avec son père qui n’est pas filmée dans Dans ses bras.
On peut voir des bribes de la vie de la cinéaste sur son site Internet où elle tient un journal accompagné de photographies. On y voit, par exemple, l’enfant dont elle accouche dans Shara.
Les personnages récurrents de ses films documentaires peuvent également apparaître dans ses fictions, interprétés par des acteurs.
Il s’agit par exemple de la grand-mère de Kawase qui apparaît dans Suzaku, jouée par une actrice.
Il en est de même dans La Forêt de Mogari, film entièrement pensé à partir de la maladie de la grand-mère de la cinéaste, l’ombre de la vieille femme planant tragiquement sur l’œuvre. Une belle forme de réflexivité hétérofilmique, qui renvoie constamment aux films documentaires de Kawase et à son « Je » torturé.
LE 18ème CORSICA.DOC: UNE EDITION MAJEURE
Le cinéma est un art jeune, et c’est un regard neuf qu’il porte sur les animaux. Non pas celui qui fut celui de la peinture, empreint de religion, de mysticisme ou de mythologie. Non, c’est un regard profondément troublé que porte les cinéastes sur les « non-humains », prolongeant en cela les interrogations des jeunes philosophes d’aujourd’hui. C’est, modestement, que nous esquisserons cette histoire d’un rapport Homme/Animal par les films choisis ici, en écho aux tableaux du Palais Fesch d’Ajaccio.
Les films de la compétition, eux, ne témoigneront pas moins des graves questions qui traversent notre temps. La guerre, la famille, la vieillesse… les jeunes cinéastes font feu de tout bois pour réaliser de puissants gestes cinématographiques.
Une arche de Noé cinématographique
par Federico Rossin
« Si aujourd’hui nous n’observons plus les animaux, eux n’ont pas cessé de le faire. Ils nous regardent car nous avons, depuis la nuit des temps, vécu en leur compagnie. Ils ont nourri nos rêves, habité nos légendes et donné un sens à nos origines. Ils portent à la fois notre différence et la trace de ce que nous croyons avoir perdu. »
John Berger, Pourquoi regarder les animaux ?
Cette programmation est une traversée à la fois ludique, pensive et visionnaire autour de l'univers des animaux, elle interroge et réactive la relation entre l’homme et l’animal, le lien qui au fil de l’histoire se voit transformé par les nouveaux rapports de production du XX e siècle, réduisant l’animal à l’état de bête avant d’en faire un simple produit de consommation. Mais une nouvelle conscience de la relation entre nous et les animaux commence à émerger depuis quelques années. Et comme toujours le cinéma est un merveilleux miroir pour comprendre notre société par le prisme de son imaginaire et de son esthétique.
Le parcours des séances est une surprenante Arche de Noé cinématographique dans laquelle le public ajaccien pourra faire à la fois une expérience de découverte et de partage. Si Werner Herzog interroge radicalement notre anthropomorphisme dans son Grizzly Man (2005), Frederick Wiseman avec son Zoo (1993) nous plonge dans un microcosme animal reconstruit artificiellement, en miroir ironique et impitoyable de notre société. Barbet Schroeder, dans son Koko, le gorille qui parle (1978), dresse un portrait drôle et terrible de notre fantasme d'omnipotence scientifique et éthique sur le monde animal. Roberto Rossellini a réalisé India (1959) de manière expérimentale : le résultat est une éblouissante tentative de décrire la relation durable et fructueuse entre les hommes et les animaux (éléphants, tigres, singes), à travers une structure à épisodes imprégnée d'une profonde empathie: un film qui nous réconcilie avec la Terre Mère (Matri Bhumi) et nous met au même niveau que tous les êtres vivants.
La distance qui nous sépare des animaux
par Olivia Cooper-Hadjian
Les cinéastes ici cités prennent le parti d’adopter vis-à-vis de l’humain une distance à la mesure de celle qui nous sépare des autres animaux. Les bêtes y conservent tout leur mystère, et nous regagnons une partie du nôtre. Car n’est-il pas étrange d’envoyer des chiens dans l’espace ou d’imbriquer de minuscules insectes dans de grandes machines de pointe pour tenter de percer le secret de leur cognition, et peut-être de leur conscience ?
Si l’exploitation n’est pas absente de ces démarches, ces cinéastes la déjouent par leur geste et rétablissent un lien avec l’animal en se mettant physiquement à sa place : Elsa Kremser et Levin Peter suivent le parcours d’une meute de chiens errants, adoptant leur cadence, dans Space Dogs ; Maud Faivre et Marceau Boré montrent la solitude des insectes scrutés dans Modèle animal. Certains rapports sont plus ambigus, comme le montre Homing, où le dérèglement de l’environnement éveille un effort de réparation par des actes de soin.
Le respect qu’imposent les bêtes se mâtine d’envie, jusqu’à l’absurde : on s’imagine échapper à notre propre condition, en tentant d’imiter leurs talents musicaux dans Langue des oiseaux d’Érik Bullot, ou en s’identifiant à leur pouvoir de séduction dans Los que desean d’Elena López Riera.